accueil

« L’amour sublime implique la plus complète liberté sexuelle. Sans elle, les possibilités de choix demeurent dérisoires. Elle trouve ainsi sa justification dans le but qu’elle permet d’atteindre. Tel n’est pas le cas aujourd’hui, la liberté sexuelle restant dissociée de l’amour sublime […].  Le rempart des préjugés sexuels a été franchi, mais il dissimulait une fondrière, jadis insoupçonnable, dans laquelle les êtres risquent de s’enliser. Au lieu de l’ascension à laquelle invite l’amour sublime, la licence sexuelle sans horizon ne peut que diminuer l’être humain tout autant que les tabous les plus stricts […].
Loin de moi l’idée d’opposer la moindre barrière à cette liberté sexuelle nouvellement acquise, puisque l’épanouissement de l’amour sublime n’est concevable que dans une société délivrée de toute entrave. Il n’en reste pas moins que cette concession a été accordée par un monde hostile à l’amour et à toute liberté réelle, parce qu’elle ne menace ni sa structure ni ses idéaux et détourne un instant les hommes de conquêtes plus substantielles. Fidèle à lui-même, ce monde se devait de dissocier le contenu du contenant en les opposant l’un à l’autre pour maintenir l’esprit et la chair séparés et hostiles, comme il persiste à diviser le cœur et la raison et dresse les hommes les uns contre les autres. »
Benjamin Péret, Le noyau de la comète ( introduction à l’ Anthologie de l’amour sublime).

                           

                    Sur l’ « amour libre »






Les questionnements  autour des théories de l’amour libre sont assez souvent évoqués au sein du milieu libertaire. Pas tant dans les différents journaux « anarchistes »- il semble que peu de textes aient été écrits finalement sur la question- que lors de discussions entre militants. Cependant, la manière dont un type de comportement amoureux et sexuel est préconisé par les rares textes (actuels) que j’ai pu lire comme « le » comportement libertaire en opposition à d’autres façons de vivre me dérange.
Le terme d’emblée –« amour libre »- est agaçant : il sous-entend qu’une pratique amoureuse qui n’entrerait pas dans le cadre qu’on nous propose ne serait forcément pas libre. Pourtant la liberté, surtout en ce domaine, peut se sentir et se réaliser de manières diverses et les théories prétendument libertaires deviennent vite étouffantes. Finalement, c’est un discours dogmatique qui est produit et établit de nouvelles normes tout en cherchant à démolir les anciennes.*
Il est à noter que l’expression peut-être entendue un peu différemment selon les gens qui l’utilisent. Certains préfèrent parler de « sexualité libre », étant entendu qu’on n’aime (souvent, en tout cas !) qu’une personne quand on peut en désirer plusieurs. Pour d’autres, l’amour libre consiste dans le refus du couple ou de la passion amoureuse comme enfermement. Selon la première définition, on met en valeur la dichotomie sexe- amour comme saine et légitime. Effectivement, cette sexualité libre est légitime pour qui vit cette dichotomie, mais je ne pense pas que cette vision des choses constitue la seule « verité » des émotions et du comportement humains. On ne peut en tout cas la valoriser comme norme de vie sans tomber dans une forme d’autoritarisme (en niant par exemple la possibilité pour certains de s’épanouir réellement dans le cadre d’une relation volontairement exclusive, qui peut être autre chose qu’un avatar de la morale dominante et peut de toute façon relever d’un choix libre). En ce qui concerne la seconde acception du terme, cela revient à peu près au même puisque là encore comment savoir où et quand finit la liberté (des autres) ? On peut avoir une sexualité libérée, vivre de nombreuses expériences et cependant n’être pas libre – c’est-à-dire qu’on peut subir sa sexualité alors même qu’on profite de diverses occasions pour satisfaire ses désirs. Bien sûr, on peut tout aussi bien n’être pas libre dans une vie de couple, lorsque la fidélité est perçue comme un devoir moral et que la sexualité est réprimée au nom de valeurs stupides et castratrices. Mais on peut se sentir libre en se situant ailleurs que dans ces deux extrêmes. L’ « amour libre » qui critique principalement les notions de fidélité, de jalousie, apparaît alors comme profondément réducteur.

En entendant certains discours, j’ai l’impression que pour les « partisans » de cette théorie, si l’on parvient à s’épanouir sexuellement et sentimentalement avec une seule personne, c’est certainement  qu’on est un « coincé » ou que l’on refoule ses désirs. Si l’on ose exprimer de la jalousie, c’est odieux : on est un esprit de propriétaire issu des vieilles valeurs bourgeoises. Et pour les plus extrêmes, si on ne jubile pas particulièrement à l’idée de mater un film « porno-féministe » (ne serait-ce pas une oxymore ? mais j’avoue ne pas connaître suffisamment le domaine pour tirer des conclusions quant à la possibilité ou non de faire de la pornographie qui puisse être « élévatrice » ; cependant son caractère utilitariste – en tant que palliatif à la réalisation du désir- me fait plutôt en douter : c’est un type de cinéma qui fonctionne essentiellement sur la dépersonnalisation et le charcutage des corps, et sur la passivité totale du spectateur qui « consomme », puisque ces films sont réalisés dans l’optique bien précise de répondre a priori aux attentes de ce spectateur –comme d’ailleurs la grande majorité des films « commerciaux » les plus consommés ), on est bel et bien un « coincé ».
Il existe bien une jalousie (certainement encore très répandue !) essentiellement destructrice et qui fonctionne sur des instincts de possession et d’amour- propre qui n’ont rien à voir avec l’amour. Mais chacun sait qu’il existe d’ autres types de sentiments s’apparentant parfois à de la jalousie, qui sont indissociables des relations humaines pleinement vécues. Vouloir les supprimer est non seulement vain mais déprimant : ce serait tuer l’intensité pour rationaliser les sentiments (même s’il s’agit souvent de trouver un compromis entre la passion telle qu’on la vit et souhaite la construire et la nécessaire liberté de l’autre, sans laquelle cette passion se nie elle-même).

 Les sentiments liés à une passion et tout ce qui s’en rapproche plus ou moins ne sauraient être réduits à une norme de vie qu’il conviendrait de respecter pour obtenir l’étiquette de « bon militant ».*

Il me semble donc illusoire et attristant de vouloir introduire de force trop de rationalité là où précisément celle-ci est condamnée. Il est bien entendu essentiel de lutter contre toutes les hontes accrochées au sexuel,  puisque l’individu ne peut s’épanouir qu’après les avoir détruites entièrement.
Mais une fois le sexe redéfinit comme besoin naturel et sain – toute castration provenant d’une morale étant absolument malsaine- il me semble plus constructif et plus profondément  libérateur d’aspirer au sexe lorsqu’il est la réalisation d’une passion. Ce qui ne veut pas dire qu’il ne peut ou ne doit être que cela mais qu’il trouve ici  son expression la plus désirable, donc la plus subversive.

Je ne suis pas certaine que la liberté puisse se vivre pleinement dans le sentiment d’une dualité entre amour et sexe, esprit et corps…

En tant qu’anarchistes, nous n’exprimerons jamais assez que nous militons pour la libre disposition de son corps par chacun (droit des enfants à la masturbation, choix libre du ou des partenaires quels que soient les circonstances, l’âge et le sexe…), pour le droit de désirer et d’aimer sans restriction.
Pour autant je trouve regrettable que ce combat conduise certains à militer finalement pour réduire le sexe à des rapports de consommation. Je pense à certains discours à la mode autour de l’ « industrie du sexe » (cf la « mode Ovidie » : n’est-ce pas de toute façon abject de promouvoir une industrialisation du sexe, avec la marchandisation des corps et du désir que cela implique ?). Il me semble évident  que la société que nous rejetons est avant tout celle où se vendre –de quelque manière que ce soit- est nécessaire. Anticapitaliste, je refuse une société basée sur le travail salarié, donc je combats la prostitution et la misère sexuelle et affective qui la fonde. Il est évident que les « travailleurs du sexe » ont droit au soutien des militants au même titre que n’importe quels travailleurs, si l’on reste dans une démarche « révolutionnaire » qui remet en cause le salariat et l’argent.
Mais je préfère revendiquer une sexualité qui soit le fruit d’une liberté totale, celle-ci refusant à mon avis essentiellement les alibis pseudo - pédagogiques (souvent utilisés par les amateurs de pornographie, il me semble) et tout ce qui tend en dernier lieu à assimiler le corps à une machine dans une argumentation purement hygiéniste.

D’autre part, se complaire à dissocier amour et érotisme comme deux  entités distinctes  ne me parait pas la meilleure démarche pour parvenir à dégager la force subversive de l’un et de l’autre.

Athalie


                                        
* Voire par exemple la « bande dessinée » sur l’amour libre dans le numéro 34 ( ?) de la publication des Jeunes Libertaires de Toulouse, «  Il était une fois la révolution, con ! », qui me semble assez  représentatif de ce ton moralisant que j’évoque.  Pour autant, c’est un journal qui propose souvent des textes intéressants dont je vous conseille la lecture. Pour contacter les JL : JL, 7 rue St Rémésy, 35000 TOULOUSE.

 
J’ai trouvé un article dans le  numéro 27 du  journal d’un groupe de Jeunes Libertaires au titre éponyme datant de 1958 qui me semble significatif. Une personne réagit à propos d’un article où il est question entre autre de l’amour libre. Voici ce qu’il écrit sur le sujet :
 « Je terminerai en parlant un peu de la liberté sexuelle. Tu t’exprimes dans les termes suivants : « ils sont pour la liberté sexuelle, mais AVEC MODERATION, afin de ne pas tomber dans les excès de certains exaltés… ».
Mon cher Marcel, être pour la liberté sexuelle ne consiste pas à pratiquer obligatoirement l’amour plural, l’homosexualité, la camaraderie amoureuse, et autres théories. Mais tout simplement à reconnaître pour chacun la liberté de faire en la matière comme il lui convient.
Cela ne signifie pas que je dois agir de la même façon que ceux pour qui je réclame la liberté. J’ajoute qu’en aucune façon ces derniers ne doivent avoir la prétention de me demander de les imiter. Ce qui serait de leur part une attitude autoritaire incontestable.
Etre pour la liberté sexuelle cela veut dire combattre la société, ses morales, et ses lois imbéciles qui poursuivent de leurs rigueurs hommes et femmes qui ne font qu’obéir à leur tempérament, leurs goûts, leurs penchants et leurs besoins.
Mais si je ne suis ni homosexuel, ni pour l’amour plural, si j’attends encore qu’on me donne une définition valable de la « camaraderie amoureuse », si je préfère la vie à deux au ménage à trois ou à quatre, par pitié, qu’on n’appelle pas cela de la modération !!! A moins que dans l’esprit de quelques copains il soit nécessaire d’avoir plusieurs compagnes ou compagnons, d’en changer le plus souvent possible, pour démontrer sa liberté, et pour se voir décerner le brevet de l’anarchiste pur et sans reproche […].
Joaquin »
Pour la conception de « camaraderie amoureuse », voire notamment le texte « Amour libre et liberté sexuelle » de l’anarchiste individualiste Emile Armand publié en 1925, où l’un des chapitres se termine de cette manière qui me semble éloquente : « En amour comme dans tous les autres domaines, c’est l’abondance qui annihile la jalousie et l’envie. Voilà pourquoi la formule de l’amour en liberté, tous à toutes, toutes à tous, est appelée à devenir celle de tout milieu anarchiste sélectionné, réuni par affinités. »