A propos de Chant public devant deux chaises électriques d’ Armand GATTI (représenté pour la première fois au Théâtre National Populaire en 1966)
Armand
Gatti, ancien journaliste, écrivain, homme de théâtre et cinéaste
libertaire. Poète, dans le sens le plus profond du terme, qui par le
biais de ces différents moyens d’expression cherche à créer un langage
capable d’incarner le combat pour la liberté, pour « l’homme plus
grand que l’homme », affranchi des carcans. Ce désir constitue la
problématique principale de ses œuvres, mais il est aussi exprimé par
la forme même qu’elles empruntent : l’écriture devient en
elle-même un moyen d’y atteindre.
Dans Chant public devant deux
chaises électriques, Gatti ressuscite les anarchistes Sacco et Vanzetti
par le biais de représentations théâtrales ayant lieu simultanément
dans différentes villes d’Europe et d’Amérique, et racontant
l’arrestation, la prison, le procès puis l’exécution des deux hommes.
Autrement dit, il s’agit d’une mise en abîme par laquelle les
spectateurs (réels) ou lecteurs de la pièce (réelle) sont confrontés
aux personnages-spectateurs des pièces fictives. Le texte nous livre
les réactions des différents personnages-spectateurs au fur et à mesure
du déroulement des représentations.
Cette construction
particulière crée un effet de distanciation par rapport au sujet de la
pièce –la mise à mort des deux anarchistes- qui permet d’éviter
de tomber dans un discours politique et didactique trop facile.
Au contraire la chant de l’écriture rend hommage aux deux hommes en
mettant en lumière la portée universelle de leur combat. Elle le
restitue en quelque sorte dans dimension métaphysique, qui tend à
abolir les frontières géographiques et temporelle.
Cette volonté
d’abolir les frontières se manifeste dans la forme même du texte :
peu à peu, les distances s’effacent et les personnages des différentes
villes sont réunis par le biais des « selmaires », scénettes
à l’intérieur des scènes où s’expriment les réactions de certains
spectateurs finissant par incarner eux-mêmes les protagonistes de
l’affaire Sacco- Vanzetti – et effaçant ainsi les barrières temporelles.
Cette universalisation du combat pour la liberté s’exprime très bien par la bouche d’un des personnages :
Vastadour :
« D’après ce que je comprends (pour une certaine catégories
d’hommes) qu’ils s’appellent Vanzetti ou Vastadour (comme moi) le décor
est toujours le même qu’ils vivent aux Etats-Unis, en France ou
ailleurs. Lyon n’avait pas de lumière lorsque j’y ai débarqué à la
recherche de travail. L’endroit où se trouvait Vanzetti n’en avait pas
davantage. Le débarras où nous lavions les assiettes était sans
fenêtre. Nous nous débattions la journée entière, dans la vapeur. La
nuit (dans la cave où dormaient les employés), elle suintait goutte à
goutte, du plafond et tombait sur nous en même temps que les cafards.
Lui, c’était aux Etats-Unis. Moi (à Lyon), lui avec son étal de
poissons et ses juges (moi, avec ma pointeuse et mes feuilles de
quinzaine) nous faisons partie de la même ville (le monde humilié).
La
pièce adopte donc une forme totalement différente du théâtre
traditionnel fonctionnant sur une intrigue, un déroulement et des
personnages dotés d’une psychologie. Ici, le seul déroulement narratif
réel est connu d’avance : il conduit nécessairement à l’exécution
de Sacco et Vanzetti. Aussi ce n’est pas l’ « histoire »
qui importe, mais la manière dont elle est intégrée par les
personnages-spectateurs représentant différentes couches de la société
et différentes positions « politiques ».
L’enjeu réside
dans l’actualisation de la révolte des deux anarchistes à travers les
réactions des personnages qui deviennent l’incarnation de tendances
opposées : le combat pour la vie, la liberté contre la position de
ceux qui tirent leur confort de la domination d’une partie de
l’humanité.
D’un côté le langage poétique, vivant et créateur. De
l’autre des caricatures de langages : le langage publicitaire
(« L’imperméable – Sabil – contre – le – vent – et – la – pluie –
vous – permet – le – rire – intérieur. »), les langages politiques
(le personnge du gouverneur Fuller déclare : « La Semaine du
Rire vient de commencer, le rire est un signe de santé qui ne trompe
pas : Secrétaires d’Etat, députés et sénateurs ont décrété (à
l’unanimité) de rire pendant cette semaine de toutes leurs dents !
Le président des Etats-Unis a dit : Tout le monde croit. »)
et judiciaires manipulateurs (le président de tribunal Thayer :
« La seule loi qui prévaudra, c’est le sentiment que j’ai, moi, de
leur culpabilité »), le langage journalistique (avec ces gros
titres de journaux qui reviennent régulièrement et évoquent l’évolution
de l’affaire Sacco-Vanzetti sans rien en dire vraiment sinon
l’indécence du pouvoir : « L’AMERICAN CORPORATION GAGNE HEURE PAR
HEURE – MONTEE SENSIBLE DE L’ANACONDA, LA TELL AND TELL ET LA GENERAL
ELECTRIC – L’AGFA MOTORS A DOUBLE – BOOM DANS LES CONSERVES LIQUIDES –
EXECUTION SACCO –VANZETTI CE SOIR – ZERO HEURE. »).
Pas de
« psychologie » non plus. Les personnages n’ont d’intérêt que
par la position qu’ils incarnent, le combat qu’ils relaient ou non.
Gatti ne s’y intéresse que dans la mesure où ils s’ancrent dans une
vision large du monde, en ce que les personnages révoltés portent en
eux toutes les révoltes. Cette pièce dédiée à Sacco et Vanzetti devient
un hommage pareillement à Joe Hill, aux pendus de Chicago (à l’origine
de la fête du premier mai), à Julius et Ethel Rosenberg. A tous les
militants pour la liberté dont l’assassinat ne peut suffire à éteindre
les voix. Et le pasteur Knight d’affirmer : « Un noir brimé,
c’est encore l’un des pendus qui proteste sous les potences de
l’Illinois. »
Gatti résume ainsi la problématique
principale de sa pièce : comment faire pour qu’à travers elle,
Sacco et Vanzetti ne soient pas assassinés une seconde fois ?
Pour
lui, l’écriture par elle-même constitue un acte politique (la notion de
« théâtre politique » comme genre séparé devient alors
absurde), et « l’arme décisive de guérillero, c’est le mot ».
Ses textes ont souvent pour but de redonner la parole à ceux qui ne
l’ont pas, ou qui l’ont perdue. Les combats particuliers s’y rejoignent
en un même combat créateur et libertaire, qui transcende les écarts
spatiaux ou temporels (ainsi l’anarchiste italien Carlo Cafiero et la
guerillera guatémaltèque Rogelia Cruz sont-ils réunis par la force de
l’écriture dans l’épilogue de La Parole Errante).
Il nomme lui même
son théâtre : « théâtre des possibles ». Le possibilisme
chez lui inclut le combat politique dans une démarche métaphysique plus
large qui s’oppose à toutes les formes de déterminisme (le
système politicien et l’attitude citoyenne passive en sont une).
Révolutionnaires dans le fond et dans la forme, les œuvres d’Armand Gatti créent un langage profondément anarchiste.
Athalie