Le texte qui suit a été écrit par Philippe Cayeux, et publié dans le recueil de nouvelles Rendez-vous manqués paru aux éditions Gecko (www.gecko-editions.com).
Autodafé
Il habitait au vingt-quatrième étage, le dernier.
Par la fenêtre, on voyait les terrasses des immeubles voisins. Son regard les dépassa et suivit les pylônes d’acier trempé qui soutenaient l’écran géant. Il se dit que lorsqu’on habitait si près du ciel, l’enfer n’était pas loin. Il s’en voulut de ce mauvais jeu de mots et recula doucement vers le lit.
Il s’allongea. Ses doigts glissèrent à la rencontre des longs poils de laine : la vieille couverture grise était l’une des deux ou trois reliques qu’il était parvenu à sauver du naufrage. Il regarda autour de lui avec une sorte de satisfaction amère : la pièce, dans son dénuement, lui rappelait la petite chambre de bonne qu’Hélène et lui avaient occupée jadis avant de se marier. Mais la grande tour qu’il habitait aujourd’hui ne ressemblait en rien au petit hôtel d’autrefois : c’était juste un bloc de béton rectangulaire bâti par le gouvernement pour reloger les vieux débris de son espèce. Il ne regrettait pas le confort et l’aisance qu’ils avaient connus par la suite. Mais il ne se faisait guère d’illusions : la sécurité dont il jouissait à présent aurait pour seul effet de le faire crever proprement. Sans bruit et sans éclaboussure.
Il secoua la tête : à quoi bon remuer les souvenirs ? Près de quarante ans s’étaient écoulés depuis lors et tout avait changé, à commencer par lui-même. Il était jeune alors, il adorait Hélène et Hélène l’adorait, les nuits n’étaient jamais assez longues et les plus beaux livres restaient à inventer. Il eut un geste de la main, très rapide et très court, comme une rature : l’amour... la jeunesse... ! De telles idées et de tels sentiments avaient-ils encore cours, aujourd’hui ? Les choses continuaient-elles d’exister lorsqu’on cessait de les nommer ?
Il se leva. Trop de choses se bousculaient en lui, trop de questions mal posées, d’interrogations mal formulées dont il redoutait par dessus tout d’avoir à y répondre. Il sortit de sa poche un vieux portefeuille de cuir et le jeta sur le lit. Pas besoin de compter : il était vide, ou presque ! Il baissa les paupières et s’épongea le front. Il se sentit soudain très las. Comment expliquer son attitude des derniers mois ? L’orgueil ? L’insolence ? Une excessive fermeté de principes ? Au fond il savait bien que non. Il n’avait pas su s’adapter, voilà tout. Trop vieux, sans doute. Ou trop englué dans la viscosité des mots.
La couverture parut brusquement s’animer. Des silhouettes déformées s’y projetaient, emplissant la pièce d’une lumière jaune un peu tremblante. Seize heures, pensa-t-il. C’était l’heure à laquelle, chaque jour, l’écran géant pivotait pour arroser le quartier sud. Il se précipita vers la fenêtre et rabattit le store avec une violence inattendue de la part d’un être aussi fluet. Il dut s’adosser un instant afin de reprendre son souffle. « Encore heureux », pensa-t-il, « qu’ils ne m’aient pas flanqué l’un de leurs foutus postes ! » Mais il savait bien que le gouvernement fédéral n’imposait jamais rien. Les gens avaient d’eux-mêmes commencé à s’équiper : d’abord les salles de séjour, puis les cuisines, les chambres, les salles de bains. L’administration n’avait pas tardé à leur emboîter le pas : on avait vu fleurir des écrans de toute taille sous les arrêts d’autobus, dans les halls de gare et les aéroports, sur le comptoir des guichets d’assurance et jusque sur les accoudoirs des véhicules de transport en commun. Enfin les magasins, les cafés, les restaurants avaient suivi l’exemple. Oui, les choses s’étaient passées de cette façon, le plus naturellement du monde. Et lui-même, au début, n’avait rien trouvé là d’inquiétant.
Il soupira : personne n’avait jamais pris la décision de supprimer ni d’interdire les livres. Les gens avaient simplement cessé de les lire. Et lui-même avait cessé d’en écrire...
Le froid le happa sitôt qu’il quitta l’ascenseur. Il remonta son écharpe et boutonna le col de son pardessus avant de traverser le hall. Dans la rue, les gens s’attroupaient devant les magasins ou près des arrêts d’autobus. D’autres, plus frileux ou peut-être plus exigeants, s’installaient à l’abri du vent dans les petits kiosques à ciel ouvert disposés à l’angle des rues principales, où des sièges inclinables, spécialement conçus pour regarder l’écran géant, offraient un confort remarquable. C’était l’heure à laquelle le programme ordinaire - clips, feuilletons, publicités - s’interrompait pour faire place aux images souvent dures et presque toujours sensationnelles qui, en provenance du monde entier, illustraient les principaux évènements de la journée. L’émission était si populaire que des émeutes avaient eu lieu, peu de temps auparavant, lorsqu’un groupe de députés d’opposition avait émis le voeu de la « moraliser ».
Il dut se mêler à la foule et se laissa malgré lui gagner par la curiosité. Au bout de quelques instants la musique s’arrêta et, sur le coin supérieur gauche de l’écran, apparut une planisphère sur laquelle une grosse flèche scintillante désignait un point précis du globe. En vis à vis une horloge indiquait l’heure exacte à laquelle le tournage avait été effectué. Le reste de l’écran montrait les ruines d’une avenue bombardée, quelque part dans la banlieue d’une ville étrangère. Le plan, fixe, serrait de près la façade calcinée d’une sorte d’hôtel dressé tout au bord de la rue, elle-même fermée à la circulation par des fûts empilés et des voitures éventrées. Rien ne semblait bouger. On entendait des coups de feu isolés puis le silence retombait. La silhouette d’un combattant se dessinait parfois dans l’ombre d’une fenêtre, à-demi dissimulée par la crosse d’un fusil ou le canon d’une mitraillette. Mais on ne savait rien de ces gens, ce qu’ils étaient, ce qu’ils pensaient, ni ce pour quoi ils se battaient. Et peut-être cela n’avait-il pas d’importance. Une petite fille se mettait à courir vers l’hôtel. On la voyait traverser la rue sans dommages avant de s’écrouler, fauchée par une rafale de mitraillette. La caméra se rapprochait jusqu'à ce que le visage ensanglanté de l’enfant emplît la totalité de l’écran. Le tout n’avait pas pris plus d’une vingtaine de secondes et déjà l’image disparaissait, aussitôt remplacée. Aucun commentaire ne l’avait accompagnée.
Il recula, incapable d’en supporter davantage. Autour de lui, les visages impassibles se concentraient déjà sur d’autres tragédies. Il eut envie de déchirer ces masques et de crier nom de Dieu, ne comprenez-vous pas que cette enfant est morte, qu’elle vivait, respirait, mangeait ce matin tout comme vous et qu’à présent elle est morte ? Mais il savait que c’était inutile. La mort n’avait pour ces gens pas plus de réalité que leur propre existence quotidienne. Ils vivaient au seul rythme des images qui apparaissaient et disparaissaient devant eux, sans plus changer leur vie que la nature du monde. Il éprouva soudain une terrible sensation d’étouffement, comme si toute chose se détachait de lui, et se mit à courir.
Il s’arrêta au carrefour de la sixième rue et de la trente-sixième rue. L’image de la petite fille l’obsédait. Il s’appuya contre un mur et vomit longuement, comme pour se délivrer. Il se remit en marche en titubant, les paupières brûlantes à force de cligner. De toute part les écrans lumineux l’assaillaient, continuant à répandre leur flot d’atrocités. Il se sentait pris dans les mailles de leur filet trop visible. Mais où aller ? Comment leur échapper ? A supposer qu’il y eût encore un ailleurs, les choses s’y passaient-elles différemment ? Il eut un rire sans joie en pensant à Hélène : combien de mots avait-il fallu pour la convaincre de venir ici ? Et combien d’autres encore pour comprendre enfin pourquoi lui-même détestait à ce point la campagne, ce désert artificiel, cette nature dénaturée dont l’homme, après l’avoir asservie et marquée de son empreinte, demeurait pourtant tragiquement absent ? Ironie du sort, il avait aujourd’hui la nostalgie des champs de blé et des vertes prairies !
Il s’engouffra dans un bar et se dirigea vers une petite estrade qui surplombait la rue. La plupart des tables étaient inoccupées. Il choisit une place à l’abri des regards et, sitôt assis, se cacha le visage et se mit à sangloter. Lorsqu’il se redressa, une serveuse l’observait en silence. « Excusez-moi ! », dit-il. « Je m’étais assoupi. Auriez-vous l’obligeance de m’apporter de la bière ? » La fille le dévisagea avec hostilité. « Demi ? » demanda-t-elle. Il acquiesça et la regarda s’éloigner. De nouveau, il songea à Hélène. Qu’aurait-elle pensé de tout cela, elle qui avait aimé ses mots plus encore qu’elle ne l’avait aimé ? Les gens, aujourd’hui, ne s’exprimaient plus qu’au travers de formules conventionnelles et contraintes qui excluaient à l’avance toute forme de fantaisie. Revanche des grammairiens ? Même pas ! Qui aurait pu s’intéresser à l’ordre immuable de ces mots ?
Il découvrit devant lui un écran miniature incrusté dans le bois de la table. Il le recouvrit de son bras et se tourna vers la rue. De sa place, il voyait les mille reflets des écrans qui parsemaient la ville. Dans quelques jours ce serait Noël, et les fastueux spectacles organisés à cette occasion seraient retransmis dans tous les foyers de la ville. Mais qui se souvenait de l’origine de cette fête ? Il eut un hochement de tête incrédule : ce pouvait-il qu’un livre ait fondé une telle civilisation ?
Il ne parvenait pas à trouver le sommeil. Le visage de la petite fille abattue devant ses yeux se mêlait au souvenir de Jeanne. Jeanne aux longs cheveux bouclés. Jeanne trop tôt disparue, elle-aussi. Jeanne qu’il avait si souvent tenue assise sur ses genoux et pour laquelle il avait si souvent dessiné des maisons, des trains ou des automobiles en prenant grand soin d’inscrire au-dessous de chaque objet le mot qui servait à le désigner. Jeanne qu’il avait tenté d’oublier mais à qui, dans le secret de son cœur, il avait silencieusement dédié chacun de ses ouvrages...
Il se prit à envier l’indifférence des gens. Et soudain, il comprit qu’en refusant les livres, en dédaignant les mots, les hommes s’étaient enfin délivrés de la mort. Car sans les mots, la mort n’était qu’absence : attentes informulées, mains tendues, lèvres offertes, rêves en suspension entre hier et demain. Une trouble dilution de promesses et d’angoisses, d’espérances et de souvenirs. Une frustration diffuse que le temps épuisait, parce que lui-même avait cessé de s’écouler.
La mort se fait Verbe avant de corrompre la chair. Jeanne, Hélène, c’était toujours par l’entremise des mots que la mort avait fait irruption dans sa vie. « Elle est morte ! » : il lui avait fallu chaque fois prononcer ces trois mots. Il n’avait pas su résister. Il avait chaque fois fini par dresser ce constat sans appel par où s’était depuis toujours accomplie la malédiction.
Il se redressa et contempla l’écran géant avec une sorte d’indulgence amusée : oui, en supprimant les mots, les hommes avaient enfin conquis l’éternité !
Il se baissa et, tendant le bras sous le lit, ramena une petite valise verte d’où il tira quelques feuilles et un crayon mal taillé. Il commença à dessiner. Sa main tremblait un peu mais c’était d’émotion. Il dessina la ville telle qu’elle se présentait à ses yeux, avec ses tours immenses, ses badauds, ses magasins, ses écrans de télévision et son réseau de transports en commun, sans oublier les chiens errants et le vieil écrivain, là-haut, qui crevait de solitude bien plus que de froid ou de faim.
Puis, sur un coin de la feuille, il dessina un livre. Sur la couverture, lentement, avec application, il inscrivit le mot : « lueur ».
Puis il parla, il prononça les mots les plus beaux qu’il connaissait, ceux qu’il avait inventés et ceux qu’il avait oubliés. Il parla sans s’arrêter. Jusqu'à ce que la lueur devienne flamme.
Alors il brûla.