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Groupes et individus




Je voudrais réagir à propos d'un texte paru dans le numéro 102 d'Anarchosyndicalisme !, celui intitulé Individus et groupes.

En fait, je m'en tiendrais essentiellement à cette phrase, qui m'interroge :


« Le seul garant d'un fonctionnement anti-autoritaire, c'est l'application de la devise communiste libertaire : « De chacun selon ses capacités à chacun selon ses besoins ». Elle met bien en lumière la relation réciproque qui doit exister entre l'individu et le groupe : chacun reçoit, mais chacun donne d'abord . » (c'est moi qui souligne).


Et un peu avant dans le texte :


« Qui dit rupture dit, clairement, impact considérable sur la vie de tous et de chacun. Peut-on espérer avoir un tel impact tout en permettant « à chacun de construire sa propre vie sans compromettre celle d'autrui » ? ».


Pour ce qui est de la première phrase citée, je ne sais s'il s'agit d'une maladresse d'expression, mais ce qu'elle véhicule s'apparente étrangement à la logique la plus libérale, à une logique sur laquelle précisément la société actuelle fonctionne. A savoir, l'individu considéré de façon intéressée, en tant qu'il peut « servir ». Ici, ce n'est pas l'Economie ou le patron que l'individu sert en échange de quelques droits, c'est le Groupe, mais c'est pareil au fond.


Ce que cette phrase semble dire, c'est qu' « il faut mériter ». Voilà une idée sur laquelle fonctionnent tous les ressorts de notre société : à l'école il faut mériter sans arrêt et être récompensé à travers les notes ; dans le cadre familial le plus étriqué, il faut mériter d'avoir de gentils parents et le chantage affectif peut aller loin ; il faut toujours et sans cesse être plus méritant dans le cadre du travail pour espérer une petite amélioration de sa situation, etc. En fait, c'est le mot d'ordre de nombreux types de relation construits artificiellement par la morale ou se nourrissant de morale pour asseoir un rapport hiérarchique entre individus.


La morale, en tant que principes imposés par l'extérieur, exerçant donc une pression sur les individus, est un fardeau dont nous avons toujours beaucoup de mal à nous émanciper. J'ai toujours conçu l'anarchisme comme révolutionnaire non pas seulement du point de vue de l'économie et de l'organisation politique, mais aussi du point de vue de la morale. L'idée est que les actes des individus n'ont de valeur que lorsqu'ils proviennent d'un choix libre, d'un désir ou d'une volonté vrais. Une société libre devrait amener les hommes à moins d'égoïsme, à plus de compassion certainement, non pas en inculquant des principes mais en débarrassant l'individu autant que possible des frustrations et insatisfactions multiples qui le rongent. Si par exemple je suis végétarienne, ça n'est sûrement pas parce qu'on m'aurait expliqué que « tuer les animaux, c'est pas bien », mais tout simplement que je compatis à la souffrance animale comme à la souffrance humaine, et que je refuse de me voiler la face quant à ma responsabilité.


Aussi, quand on vient m'expliquer que l'individu doit d'abord donner au groupe, cela m'agace immédiatement et me donne plutôt envie de ne rien donner du tout. De même que je n'ai plus du tout envie de rendre visite à la tante Thérèse si l'on vient m'expliquer qu'il faut être gentil avec sa famille, ou pire qu'il faut savoir faire plaisir (les horribles phrases de grand-mère cent fois entendues ...).

D'autre part, je pense que c'est plutôt de la part d'un groupe éventuel, qui est fortifié par le nombre de ses membres et suppose déjà un minimum d'organisation consciente, qu'on peut espérer le recul nécessaire pour plus de compréhension à l'égard d'individus récalcitrants. La question serait de savoir pourquoi certains refusent de s'impliquer dans le collectif, si c'est un choix réel, et bien sûr si on peut en trouver des raisons dans des faiblesses éventuelles de l'organisation collective.


Je pense aussi que la formule citée dans le texte en question, « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins », est assez mal comprise. Cette formule n'indique pas qu'il devrait y avoir une équivalence mathématique entre ce qui est « donné » et ce qui est « reçu » ! Ce qui serait d'un matérialisme un peu indécent ...

Je préfère l'analyse qu'en fait l'anarchiste italien Carlo Cafiero dans son texte Communisme et anarchie :

« Le communisme actuellement, c’est encore l’attaque ; ce n’est pas la destruction de l’autorité, mais c’est la prise de possession, au nom de toute l’humanité, de toute la richesse existant sur le globe. Dans la société future, le communisme sera la jouissance de toute la richesse existante, par tous les hommes et selon le principe : De chacun selon ses facultés, à chacun selon ses besoins, c’est-à-dire : De chacun et à chacun suivant sa volonté. »



Ailleurs dans son texte, Cafiero prend l'exemple de la famille où ce sont les catégories les plus fragiles (enfants, vieillards) qui reçoivent le plus, et qui sont précisément celles qui ne peuvent pas travailler ou aider concrètement la collectivité. Pour lui, c'est à l'échelle de la société entière qu'on devrait pouvoir fonctionner comme on fonctionne naturellement à l'échelle familiale. L'idée, c'est que le groupe veille au partage égalitaire, et que s'il fonctionne bien il y a plus de chances que les individus aient envie d'apporter leur pierre à l'édifice, d'une façon ou d'une autre.

Et d'ailleurs, si l'idée d'un groupe était de rendre donnant donnant à l'individu en fonction de son « investissement » (comme papa donne une récompense si les devoirs ont été faits), ce dernier aurait raison de se méfier – ce serait la preuve de sa liberté intellectuelle.

Le groupe doit rester le résultat de l'association libre d'individus. Ne pas devenir le Groupe, comme il y a l'Etat, la Morale,... c'est-à-dire une entité transcendante. Les différents types d'organisation que peuvent adopter les individus, y compris l'anarchosyndicalisme, ne sont pas des fins en soi mais des moyens d'émancipation et d'entraide. On en revient à une des idées fondamentales de l'anarchisme : que ma liberté passe aussi par celle des autres.

On a souvent affaire à un faux débat entre communisme et individualisme : en réalité, l'un et l'autre ne peuvent fonctionner bien qu'ensemble. Le but d'une organisation de type communiste libertaire devrait quand-même être le bien-être de tous les individus. D'autre part, être individualiste c'est mettre l'accent sur son individualité et sur celle de tous les autres. Cela amène nécessairement à rechercher une forme d'organisation respectueuse des individus, donc égalitaire et libertaire.

Et le groupe anarchiste vise la liberté et l'égalité de tous les individus ; pas la liberté et l'égalité des bons militants !

Enfin la notion de « donner au groupe » reste très abstraite dans le texte évoqué. Au fait, l'individu a t-il tout-de-même le droit de choisir son mode d'investissement ? Peut-il s'investir « gratuitement », je veux dire sans attendre nécessairement ce retour dont parle le texte ?

Je ne sais comment son auteur espère évaluer le mérite des différents individus : existera t-il des grilles de critères du « bon citoyen » en société libertaire ?

Athalie