accueil

Jeanne Dielman, 23 quai du Commerce, 1080 Bruxelles



Un coffret DVD regroupant cinq longs-métrages et deux courts-métrages de la réalisatrice belge Chantal Akerman vient de sortir : j'en suis étonnée et ravie. A part quelques uns de ses récents films plus « commerciaux » (La Captive, ...), les oeuvres de cette cinéastes étaient quasiment introuvables. De Jeanne Dielman il n'existait plus qu'une copie provenant des Etats-Unis (certaines disponibles dans certains magasins parisiens étaient des copies piratées, irregardables.

Et c'était fort dommage, car Chantal Akerman compte certainement parmi les cinéastes contemporains les plus audacieux et les plus novateurs.



Jeanne Dielman est un film d'environ trois heures, dans lequel on peut dire qu'il ne se passe à peu près rien du point de vue de l' « histoire ». Et même lorsque ce « trop plein de vide » se résoud dans l'explosion dramatique qui clot le film, la mise en scène – austère et distanciée – est telle que cette fin même ne peut prendre aucune forme spectaculaire.


Ce film met en scène trois journées de la vie de Jeanne Dielman, personnage on ne peut plus « banal » : une femme qui vit seule avec son fils, vivant au rythme absolument immuable dont elle a forgé son quotidien, organisé autour des diverses tâches ménagères. Pour arrondir ses fins de mois, elle se prostitue à domicile, quand le fils est à l'école.

Ce personnage apparaît comme l'incarnation d'un type : celui de la femme au foyer dont l'univers se réduit à l'entretien de la maison, et qui ne vit qu'à travers son fils – avec lequel d'ailleurs la communication est quasiment inexistante. Aussi, Chantal Akerman réduit au maximum les signes d'individualité du personnage : « non-jeu » de l'actrice (Delphine Seyrig) qui ne doit rien chercher à exprimer, absence de plans rapprochés pour capter les expressions du visage, dialogues raréfiés et qui n'expriment jamais une émotion ou une volonté du personnage, et au niveau du scénario même absence d'informations sur le passé du personnage et succession de situations les plus ordinaires.


C'est par ce type de procédés que le film prend un caractère d'universalité fort. Réalisé en 1975, il s'ancre évidemment dans un courant féministe que la cinéaste assume tout à fait. Mais sa volonté était de ne surtout pas tomber dans un discours militant trop appuyé, qui aurait alourdi le film et aurait nuit à sa dimension plus large, qui est surtout une réflexion sur le temps et la façon de le gérer.

Chantal Akerman avait écrit une première version du scénario, dans lequel l'aspect féministe était beaucoup plus explicite, et l' « action » du coup plus fournie. Cela a été fortement élagué dans la version définitive, et dans le résultat filmé l'univers terriblement étriqué du personnage, et le sujet de la place de la femme dans la société (le personnage principal représentant à la fois la figure de la femme au foyer et de la prostituée) sont exprimés essentiellement par la mise en scène (plus que par des dialogues ou des situations).


La caméra reste toujours à une certaine distance du personnage et le filme essentiellement en plans moyens : sa place crée une situation très particulière pour le spectateur, lui impose un regard en permanence extérieur. Le fait que la distance de la caméra par rapport au personnage ne varie quasiment pas nous fait prendre conscience de l'absurdité des gestes que nous contemplons pendant plusieurs heures. Leur aspect mécanique est accentué par le travail du montage, essentiel : le personnage est filmé dans chaque pièce de la maison en plans fixes, et généralement on passe en montage cut à un autre plan fixe sur une autre pièce de la maison juste avant qu'il y pénètre. En précédent de quelques secondes l'arrivée du personnage et en ne filmant jamais son déplacement d'une pièce à l'autre, la caméra matérialise le caractère profondément figé de l'univers du personnage.

Ce point de vue distancié nous fait sentir la situation du personnage : absente à elle-même, Jeanne Dielman semble l'instrument d'une vie déjà jouée.

Le cadrage crée aussi un sentiment particulier de l'espace comme fragmenté : peu de plans d'ensemble sur les différentes pièces de la maison, de plans sur les couloirs, les espaces transitoires. Cette utilisation de l'espace vient encore exprimer l'absurdité des gestes, leur absence de fin.


Mais le thème central, comme celui de nombreux films de Chantal Akerman, c'est une réflexion sur le passage du temps, sur l'expérience angoissante des heures qui s'écoulent, vides. C'est le travail extrêmement précis du montage surtout qui exprime cela : cet enchaînement de plans, très longs, statiques, qui donnent souvent à voir une action en continu (les gestes les plus quotidiens, dénués d'expressivité). Il fallait une mise en scène aussi radicale pour parvenir à exprimer ainsi le tragique dans l'ordinaire.

Aussi le film est construit globalement en deux parties. La première est constituée des deux premières journées, la seconde de la troisième, celle qui dérape. Le réveil sonne en avance, l'ordre immuable est déréglé. Pour la première fois dans la dernière séquence, la prostituée frigide a un orgasme, et ce rejaillissement de la vie la conduit au pire. Pour la première fois aussi, la passe qui dans les deux journées précédentes avait lieu hors-champ, est visible. Parce qu'elles faisaient l'objet d'une ellipse, ces scènes de prostitution à domicile cristallisaient en quelque sorte le « non-être » du personnage. Lorsque la scène sexuelle est finalement filmée, la dimension sensuelle de Jeanne Dielman se manifeste pour la première fois, et pour la première fois dans le film elle semble exister.

Cette faille insidieuse qui apparaît au commencement de la troisième journée, la caméra l'incarne subtilement : un angle inhabituel, un plan sur le personnage un peu plus serré que d'habitude, un mouvement inattendu...



L'attitude qu'un tel film réclame de la part du spectateur peut effrayer. Il faut, c'est vrai, accepter de se lancer dans une expérience de la durée assez inhabituelle. C'est un investissement beaucoup plus intense que celui que requièrent la majorité des films qui sortent.

C'est aussi une expérience fondée sur un matériel spécifiquement cinématographique (essentiellement, le travail sur la durée à partir du montage), matériel malheureusement sous-employé par bon nombre de réalisateurs...

Athalie



Athalie