Le Spectacle érotique
par Jean Rollin
J’entre dans une sex-shop comme dans une église ou dans une réunion communiste, c’est-à-dire
pour rendre visite à un aspect complètement dépassé et anachronique de la vie d’aujourd’hui.
Il y a là les représentants d’une faune bizarre. Des hommes d’un certain âge, d’aspect banal, li-
sent. Ils restent là des heures, à regarder les livres illustrés, à parcourir les pages des romans por-
nographiques. Quelquefois ils achètent.
Dans une église, on trouve également les représentants d’une faune tout aussi bizarre, quoique
différente.
D’aspect banal, ils prient. Ils restent là des heures, à regarder l’autel ou les illustrations sous forme
de tableaux, statues, vitraux. Quelquefois, ils payent. Un tronc ou un cierge à un franc.
Dans un défilé communiste, une autre faune bizarre marche tristement derrière des pancartes ré-
clamant des sous. Ils achètent quelquefois des journaux.
Et pourtant ça marche encore. Ces trois aspects dépassés de la culture française font toujours re-
cette. Le sexe, l’Église, le Parti. Le sexe, malgré la liberté sexuelle acquise par la jeunesse, l’É-
glise, malgré son incapacité à entrer dans la vie, le Parti, malgré Budapest, Prague, Mai 68.
La raison en est que ces trois aspects de la vie sociale servent d’alibi au pouvoir capitaliste. L’exis-
tence du Parti permet la répression des organisations révolutionnaires, la religion officielle de l’État
lui donne son aspect pseudo-humain, et le sexe, enfin, ou tout au moins le « spectacle du sexe »,
lui permet d’enrayer et de réprimer la liberté sexuelle.
***
Tous les États capitalistes bourgeois tolèrent le spectacle du sexe. Il n’y a que les dictatures
(Espagne, Russie, etc.) qui l’abolissent. L’État bourgeois, au contraire, accepte les sex-shops, tout
en feignant de les combattre, les films sexy, les cabarets où la nudité est offerte aux yeux, mais
aux yeux seuls.
La perversion naît en grande partie du refoulement. Au lieu de combattre ce refoulement, les com-
merçants du sexe s’emploient à satisfaire la perversion qui en découle.
Dans toute librairie spécialisée, on peut trouver des livres illustrés racontant des histoires propres à
satisfaire le sadisme, le masochisme, la pédophilie, etc. Dans tous les films sexy, on peut voir des
scènes de cet ordre.
Par contre, dès qu’un éditeur ou un cinéaste récusent le « spectacle du sexe » pour lui substituer
la liberté, la répression se fait sentir. Toute liberté est révolutionnaire, y compris la liberté sexuelle.
On peut ouvrir une sex-shop. On ne peut pas ouvrir un lieu de rencontre pour les jeunes, les sa-
cro-saints mineurs, comme le voulait Reich.
Les films dits « sexy » passent dans de multiples salles. Mais le film d’Arrabal : « J’irai comme un
cheval fou », a commencé sa carrière par une interdiction. Celui de Lapoujade ; « le Sourire verti-
cal », également. Les romans pornographiques sont en vente libre dans les librairies spécialisées,
mais dès qu’un éditeur se mêle de vouloir voir différemment l’érotisme, il est réprimé, condamné,
éliminé : Régine Desforges, Jérôme Martineau, Eric Losfeld. Tant que le journal « S » se bornait
à n’être qu’une bonne opération financière et à ne publier que quelques photos de filles nues,
tout allait bien. Dès qu’il commença à aller plus loin et à parler de liberté sexuelle, la vraie, celle
qui se pratique et pas celle qui se regarde, les ennuis avec la censure commencèrent.
Cette société bourgeoise existe pour former des assassins et des pervers. Des assassins, car
tous les jeunes doivent passer par l’armée ; des pervers, car la seule contribution officielle à la
libido est le sex-shop, le bordel ou le film sexy.
C’est-à-dire la laideur.
Il n’y a que laideur dans ce qui est imposé par l’État bourgeois au jeune qui commence sa vie :
l’école est laide, l’armée est laide, le sexe est laid. Par contre, celui qui reçoit ces trois coups de
pied au ventre est, en principe, sain. Alors il réagit. Face au lycée, face à la caserne, face au
spectacle du sexe, il fait l’école buissonnière, il déserte, il abolit les « problèmes » du sexe.
Pour l’État bourgeois, l’individu est une marchandise, l’homme un soldat potentiel, la femme une
fille à soldats. A moins bien entendu que l’un et l’autre ne rentrent dans le troupeau bêlant d’une
« majorité silencieuse » qui se contente des joies officielles du mariage et de la vie tranquille
avec, bien entendu, la liberté indispensable à l’homme, caractérisée ici par le droit de voter pour
l’un ou l’autre bourgeois.
La liberté sexuelle ? mais nous l’avons dans notre société bourgeoise et capitaliste : pour une
somme modique chacun peut aller voir comment est fait un corps de femme dans une boite de
strip-tease. Pour une autre somme modique, un mari las de son épouse officielle peut aller tout à
fait incognito passer quelques minutes avec une « fille de joie ». Pour encore une somme modi-
que un pauvre homme, que trente ans de fidélité conjugale ont rendu quelque peu défaillant,
peut toujours aller chercher le désir dans des livres et revues conçus à cet effet. Quant aux mi-
neurs, chacun sait que la sexualité ne se manifeste pas avant vingt et un ans, et au cas où elle
apparaîtrait plus tôt, eh bien, la libéralisation des mœurs se tue à répéter jusque dans les jour-
naux underground que l’onanisme n’est pas dangereux ! Et d’aucuns, de bons bourgeois encore
plus bons et plus bourgeois que les autres, trouvent que l’on va trop loin, et que la libéralisation
des mœurs est scandaleuse.
Il y a longtemps que la libéralisation véritable est en train de se faire, de se pratiquer, et sans le
concours des hôtels de passe, des sex-shops, des films sexy, de tout l’attirail réservé aux plus
de dix-huit ou vingt ans. Malgré aussi la répression, les maisons d’arrêt, les maisons d’éducation
surveillée, les confessionnaux, les bonnes mœurs.
Elle est en marche comme la révolution, car elle en fait partie, elle n’est plus un problème de l’in-
tellect, mais une solution à imposer, comme la solution révolutionnaire est à imposer, par les ar-
mes s’il le faut.