Les textes qui suivent ont été publiés dans la revue de la Fédération Anarchiste « La Rue », ( en
1969 dans le numéro 4 pour le premier, en 1974 dans le numéro 17—hors-série Spécial Sexe–
pour le second). Ils me semblent toujours d’actualité, dans ce contexte d’essor des industries du
sexe et de débat autour de ses représentations.
Littérature érotique
par Jean Rollin
La publication par les Editions du Terrain Vague des deux volumes d'Emmanuelle Arsan « Emma-
nuelle » vient en quelque sorte d'officialiser la mode grandissante pour la littérature dite érotique.
Depuis la publication de « Histoire d'O », aucune œuvre érotique nouvelle ne s'était parée du
qualificatif « littéraire ». Or, cette fois, « Emmanuelle » est volontairement, agressivement, litté-
raire.
II faut savoir différencier le roman dit érotique du texte pornographique. Ce dernier, publié plus ou
mains clandestinement, vise uniquement à procurer une excitation physique au lecteur. C'est un
palliatif - ou un aphrodisiaque - à l'acte sexuel.
Le roman érotique, par contre, se propose d'atteindre, au moyen de données physiques, l'intellect
du lecteur. Pour se faire il usera du style, exposera des idées, dégagera un caractère poétique au
tragique. Ainsi l'œuvre érotique de Georges Bataille est-elle essentiellement tragique. Une tragé-
die dans un contexte violemment poétique.
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J'avoue n'avoir pas pu terminer la lecture du premier, non plus que du second volume « d'Emma-
nuelle ». Etant donné le caractère de phare que l'on attribue à ce texte, il convient de s'y arrêter.
L' oeuvre est construite au moyen de deux éléments qui se complètent l'un l'autre, au lieu de s'op-
poser comme dans le roman traditionnel : le libertinage et la morale.
D'une part, la description d'actes sexuels de tous genres, d'autre part ce que l'on pourrait appeler
la justification philosophique de ces actions, à savoir un plaidoyer, sous forme de dialogue le plus
souvent, en faveur de la liberté des mœurs, de l'impudeur, de l'exhibitionnisme considérés comme
moyens naturels d'émancipation.
La narration des actions sexuelles des personnages se rattache forcément aux descriptions de ce
genre que l'on trouve dans toute la littérature érotique, traditionnelle et banale. Quand aux longues
tirades sur l'émancipation de la femme, et sur le naturel de ce que les bourgeois considèrent
comme des vices - bien que ce soit dans cette classe sociale qu'on les pratique le plus -, un lec-
teur averti ou même simplement libéral ne peut y trouver autre chose qu'une redite. A plus forte
raison un esprit éclairé acquis depuis longtemps à ces théories maintes et maintes fois exposées,
plongera dans le plus mortel ennui.
II est certain que les raffinements sexuels, même la liberté dans les rapports d'un
couple sont l'apanage des classes bourgeoises, des intellectuels cultivés beaucoup
plus que des classes ouvrières.
Ceci peut s'expliquer par la culture qui, étant connaissance, devient arme de libéra-
tion. On peut également parler des loisirs plus grands, de l'environnement plus libre
dont jouissent les intellectuels.
L'érotisme est encore considéré, du fait de la rigidité officielle des mœurs, comme
une avant-garde, et l'avant-garde vit d'un public de consommateurs presque essen-
tiellement intellectuel. Public souvent berné par son propre snobisme, et parfois in-
capable de différencier la grandeur que constitue le véritable érotisme, de l' oeuvre
de pacotille. Le même public éclairé applaudissant une œuvre capitale comme « Le
Cimetière des voitures » d'Arrabal, et un petit rien baptisé « Bestialité érotique », du
même auteur.
« Emmanuelle » peut donc être considéré comme un produit de consommation n'in-
téressant que la seule bourgeoisie réactionnaire, les théories énoncées étant déjà
connues, admises et pratiquées depuis de nombreuses années par une grande ma-
jorité d'individus cultivés ou simplement modernes. Egalement par les jeunes, autant
ouvriers qu'intellectuels d'ailleurs, évolution par la base de l'individu sortant enfin des
anciennes caractéristiques de classe...
Peut-on dire qu'un livre engagé dans des théories non encore admises du grand pu-
blic, mais connues depuis longtemps, est une œuvre littéraire d'avant-garde ? Qui
penserait aujourd'hui à écrire un nouvel « Emile » sans y rien changer ?
Entendre redire des choses valables et sympathiques n'est plus maintenant suffisant
ni même nécessaire Ce n'est pas en exposant que l'on crée ou que l'on fait avancer
l'esprit.
Un texte qui se veut engagé doit être totalement révolutionnaire, ou il n'est rien.
Henry Miller, écrivain que l'on dit érotique, est une révolution. II a plus fait en faveur
de l'insurrection que les écrits de Régis Debray, aussi intéressants soient-ils.
Et la révolution de Mai était la révolution de Miller, de Breton, de Prévert, plus que
celle de Marx, Bakounine ou Mao Tse-toung.
Une œuvre révolutionnaire l'est sur tous les plans, érotisme inclus. C'est un boule-
versement total des données. C'est une autre manière de voir, de voir « plus loin ».
Ce fut le cas de Sade, c'est celui de Miller. Ce n'est malheureusement pas celui
d'Emmanuelle.
Un livre érotique qui simplement émoustille le lecteur bourgeois et scandalise le
chrétien n'est rien. Là n'est pas le vrai scandale.
Dans un autre registre mais peut-être tout aussi plat se situe le roman érotique à
résonances purement intellectuelles.
On a fait grand cas du livre de Michel Bernard « La Négresse muette ».
Dans un style qui rappelle parfois le Robbe-Grillet de « La Maison de rendez-vous »,
l'auteur donne un livre qui, pour n'être pas le moins du monde raisonneur dégage
pourtant une pénible impression de « déjà lu ». Bien sûr, on crée des personnages,
on dégage une atmosphère, un certain mystère même, mais tout se rapporte finale-
ment au sexe, tout y revient, et uniquement à ça. C'est l'éternel schéma : « l'amiral »
du livre, c'est un autre aspect du Maître de O, du Daniel de « la Motocyclette », ou du
« Mario » d'Emmanuelle, un autre de ces initiateurs dont est parsemée toute la littéra-
ture érotique.
Le livre de Michel Bernard est encore un roman à étiquette. C'est un roman qui se
veut et se dit érotique. Comme tout ce qui se pare dès le début d'une étiquette litté-
raire, il devient vite banal. La création ne consiste pas à dire « je vais écrire un livre
révolutionnaire » ou « je vais écrire un roman érotique », encore moins « je vais écrire
un manifeste ».
Le créateur existe au-delà des genres, et l'œuvre de Sade, qui a tant influencé cette
littérature, n'est pas une œuvre érotique.
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Certaines oeuvres passent pour se rattacher à la littérature érotique. Pour moi, il
n'existe pas de bonne littérature spécifiquement érotique, de même qu'il ne peut y
avoir une bonne littérature de n'importe quel genre spécifique. Les créateurs vrais ne
peuvent se ranger.
Chez Miller, l'érotisme est la vie, chez Genet, poésie. Pour Bataille, l'angoisse tou-
jours présente crée une fascination de l'amour qui est également une approche, com-
bien difficile, d'une poésie rauque et désespérée. « Histoire de l'oeil » , « Le bleu du
ciel », « Histoire de rats » ne traitent de l'érotisme que dans son aspect de complé-
ment indispensable à l'amour. Le changement total et soudain de ceux qui se trou-
vent, tout à coup, face à l'amour, engendre l'érotisme de Bataille.
Dans les textes soi-disant érotiques, l'amour ne se manifeste jamais autrement que
dans sa définition physique. L'amour est confondu avec l'orgasme, comme s'il deve-
nait impossible aux auteurs, gênés par on ne sait quelle pudeur, d'assimiler les senti-
ments à l'acte d'amour.
Mais « L'Histoire de l'oeil », livre érotique, est un des plus hauts, un des plus poi-
gnants chant d'amour sublime de toute la littérature française. Et, chez Bataille,
l'amour atteint une telle majesté, même dans ses plus basses manifestations physi-
ques, que plus rien n'est sale et que le vrai scandale éclate enfin.
Le scandale éclate, quand les gestes de l'amour sont transcendés et admirables, lors-
qu'ils sont le fait des amants. Ils deviennent sales et repoussants, lorsqu'ils sont réali-
sés par un être bas, un prêtre par exemple.
A l'opposé en apparence, Henri Miller, s'il semble démystifier l'amour en lui retirant
son mystère et son angoisse, fait pareillement œuvre de scandale. Et c'est là que se
trouve la clé : « Emmanuelle » n'est pas scandaleux, n'est pas révolutionnaire, parce
qu'il s'agit d'une école d'érotisme, parce que tout y est finalement forcé et peu naturel.
« Emmanuelle » se veut libre, et pour y parvenir elle cherche la débauche. Mais elle
n'est pas elle-même amour, elle cherche. Les jeunes gens de « L'Histoire de l'oeil »
se confondent avec leurs actes, ils sont eux-mêmes l'amour, et rien de ce qu'ils font ne
parait entre guillemets. Rien n'est exhibitionnisme, tout est simplement ressenti, donc
normal et justifié. C'est cela qui crée le scandale. Miller a son tour est la vie, et quoi qu'il
fasse, quoi qu'il dise, tout devient beau et naturel. Rien de ce que peut faire Miller dans
« Sexus » n'est vice. Par contre, tout ce qui est somptueusement organisé, préparé, mis
en scène par les amis d'Emmanuelle est laideur. Toute poésie en est absente.
Si Miller raconte avec les mots les plus crus les plus sordides orgies, à travers son re-
gard et sa pensée l'image qui nous arrive est toujours belle. Plus loin encore est Genet,
transcendant les amours dits contre nature avec la poésie des mots, à tel point que le «
Condamné à mort » devient en quelques pages le chant de tous les amours et de tou-
tes les révoltes.
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En dehors de ce que l'on peut appeler la petite littérature érotique, ces charmants textes
qui introduisent la notion d'érotisme sans bavardages mais aussi sans éclat, « Thérèse
et Isabelle » de Violette Leduc, le décevant « Toi ma nuit » de Sternberg, le barbant « O
et M » de Estienne, le gentil « Lis de mer » de Mandiargues ou le quelconque « Aux
pieds d'Omphale » de Raynad, il existe des textes non assimilés à cette littérature, de
très hauts sommets érotiques.
Tout d'abord, un grand nombre de livres populaires. La « Poupée sanglante » de Le-
roux est un grand livre érotique, de même que « Le Fantôme de l'Opéra », « Chéri-
Bibi », ou une des plus belles manifestations de l'amour fou : « Balaoo ».
II y a quatre ans paraissait chez Julliard un très bon roman de Lorenza Mazzetti : « La
Rage ».
S'il décrit l'univers d'une petite fille, « La Rage » débouche avant tout sur la révolte. En-
vironnée par la bêtise, le conformisme, la pudeur, mise en condition par des ordinateurs
aussi puissants que l'école, l'environnement, la famille, la patrie, tellement importants et
d'une telle influence sur un enfant la petite héroïne de « La Rage » sera quand même
une révoltée. C'est là le miracle. C'est là qu'il est permis d'espérer, certains sauront
d'eux-mêmes et malgré tous les autres, trouver le chemin de l'insurrection. Et ce chemin
passe par l'érotisme, car il faut vraiment être un révolté pour redonner à l'amour sa pu-
reté première, devant l'immense assemblage racoleur des morales, des clins d'oeil, des
interdits, devant cet amour qui est chaque jour sali par la publicité grivoise et les sous-
entendus graveleux dont on l'accompagne.
II y a encore des gens pour concevoir l'érotisme en dehors de l'amour, après tout ce qui
a été dit, après les surréalistes.
On ne parlera jamais assez du livre de Guy de Wargny « La Bête noire », oeuvre en de-
hors de toute mode. Demain, toutes les anthologies de la littérature érotique oublieront
ce qui fait en ce moment la joie des esthètes pour découvrir des oeuvres tel « Londres-
Express » de Peter Loughran, une des oeuvres les plus insoutenables de ces dernières
années, et qui pour l'instant n'a trouvé place que dans la « Série Noire », par ailleurs re-
fuge de nombreux auteurs de qualité.
Qu'il suffise de relire « L'Anthologie de l'amour sublime » de Benjamin Péret, pour se
convaincre une fois pour toute que sans amour il ne pourra jamais y avoir d'érotisme.