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                                             SEXE ET TRAVAIL


 Les revendications exprimées par certains "travailleurs du sexe" et l'essor récent des "industries
du sexe" suscitent des débats importants (notamment dans les milieux militants et féministes).
Ils soulèvent en effet des questions essentielles, en particulier au regard d'une position anar-
chiste: la notion de travail salarié, celle de sexualité et la place que l'on accorde au corps (le sien
et celui des autres) dans nos sociétés.
Un argument largement usité dans les discours anticapitalistes pour critiquer le travail salarié est
que tout travailleur d'une certaine manière se prostitue, qu'il vende sa force de travail, un service,
son cerveau ou son image - il ne travaille jamais uniquement par nécessité profonde (en dehors
de l'aspect économique) ou plaisir mais en échange du droit à vivre convenablement.
 La société marchande où tout se négocie par l'argent, voilà ce dont ne voulons pas, parce que
nous voulons que les considérations humaines soient les seules valables. Il va de soi que tous les
types de rapports marchands
sont pour nous à proscrire, et a fortiori aurais-je envie de dire la marchandisation des corps et du

désir.
 Et c'est là que je m'écarte un peu d'un certain discours militant autour de la prostitution...
 L'idée que tout travail s'apparente à une forme de prostitution ne devrait pas conduire à cette af-
firmation que la prostitution n'est qu' "un métier comme un autre", argument qu'ont tendance à
utiliser certains militants pour la défense des droits des travailleurs du sexe. Ceux-ci revendi-
quent souvent un statut de travailleurs à part entière et les avantages sociaux qui en découlent
(ce qui parait parfaitement légitime). La revendication d'une réglementation facilitant la vie de
ces travailleurs est une chose. Le regard un peu distancé qu'on peut porter sur les rapports prosti-
tutionnels et ce qu'ils impliquent en est une autre, et le souci des conditions de travail ne devrait
pas conduire à banaliser la prostitution, ce qui finalement contribue à maintenir la prédominance
du sexe "hors érotisme" devenu norme, et qui plus est à minimiser la nocivité des sociétés de
consommation.

 Le site "les putes" (www.les putes.org), créé par un groupe de prostitué(e)s revendiquant leur
métier et militant pour faire valoir leurs droits, est édifiant à ce sujet. Outre le fait qu'il n'y est fait
aucune critique du salariat en tant que tel (le discours n'étant pas "tous les boulots sont de l'ex-
ploitation donc pourquoi pas celui-ci" mais plutôt "nous on aime se prostituer, on veut faire de
l’argent et on en est fier(e)s"... ce qui n'engage pas la réflexion sur le même terrain!), on y trouve
des arguments portant sur la libre disposition de son corps par chacun (dans le cadre du salariat
cela s'apparente davantage au libéralisme qu'à la liberté, me semble t-il!), le droit au sexe avec
ou sans plaisir (!), le droit à prendre les hommes pour des portefeuilles (!!).* L'argument de la
sexualité libre me parait un peu trop facile lorsqu'on parle de travail sexuel. Tout au plus peut -on
parler de la liberté de choisir ce métier plutôt qu'un autre, certainement pas de liberté sexuelle
(les prostitués du site déclarant eux-mêmes prendre généralement peu ou pas du tout de plaisir
dans le cadre de leur travail). Le droit de vendre et d'acheter ne peut de toute façon pas s'intégrer
à une position anticapitaliste. On peut revendiquer l'accès libre de tous aux biens matériels, mais
cette image ne peut être transposée aux corps parce qu’ils ne peuvent être eux-mêmes dissociés
des personnes. Ou bien la vision des corps devient purement utilitariste et liée à une volonté de
possession qui nie l’individu.
 Il est évident que dans une société libre, on ne verrait pas un si grand nombre d'hommes réduits
à payer pour un quart d'heure de plaisir à sens unique, et personne faire de son corps une mar-
chandise à disposition**. La prostitution et plus globalement les industries du sexe sont des produits de
l'image dominante de la sexualité dans nos sociétés, en même temps qu'elles contribuent certainement à
maintenir cet état de choses.
Dans le cadre de la prostitution comme dans celui de la pornographie, c'est bien le fantasme du corps-
objet qui est offert à l'homme (on peut trouver des clientes -dans le tourisme sexuel notamment et des
amatrices de films porno, mais il semble admis que ce sont des pratiques très majoritairement masculines
et ce n'est bien sûr pas un hasard). Le succès de ce type de consommation reflète la prépondérance d'une
certaine manière de concevoir le sexe (pas exclusivement mais plus largement masculine) comme pulsion
séparée de l'érotisme, qui prend bien sûr pour modèle la consommation moderne: consommer de plus en
plus et "posséder" tout de suite: désirs construits très largement par la publicité.
 Dans un texte sur la prostitution ("Sot métier", consultable sur : claudeguillon.internetdown.org ou dans
la revue Oiseau-Tempête n° 10), Claude Guillon évoque "l'idéologie des besoins sexuels masculins
(mécaniques, pressants, incoercibles)". Cette vision du sexe est bien entendu construite culturellement, et
le regard qu'on porte sur elle pose un problème d'ordre éthique et politique.
 L'attitude de celui qui clot tout débat en arguant que "de toute façon, chacun fait ce qu'il veut" et point
final est tout à fait stérile: dans ce cas nous devrions cesser immédiatement de dénoncer l'exploitation par
le travail parce que certains ouvriers respectent servilement leur patron, ou de critiquer la télévision telle
qu’elle fonctionne actuellement sous prétexte qu'elle satisfait une part importante de la population.
Que certains "travailleurs du sexe" aient choisi leur métier ne change rien à ce qu'implique plus globale-
ment l'existence même de ce type de profession. Le terme même "travailleur du sexe" exprime littérale-
ment le sexe intégré au capitalisme, quand l'érotisme peut être au contraire un moyen privilégié de sub-
version.
 Le sexe réduit à un forme de consommation (celui qui loue un corps, qui achète une cassette, qui veut
"s'en faire une") ne peut faire de l'autre qu'une marchandise. Quand le processus global de marchandisa-
tion, non content de s'en tenir aux biens matériels (et aux animaux!!), tend à généraliser celle de la per-
sonne humaine, il est temps de se poser des questions...
 Les discours à ce sujet penchant plutôt vers l'idée qu'après tout, se vendre sexuellement ou autrement
quelle différence et d'ailleurs mon corps n'est pas moi je peux le mettre à distance, me semblent assez
dangereux à cet égard.
On entend parfois aussi des arguments se voulant presque humanitaires: la prostitution serait nécessaire
pour pallier aux misères sexuelles. On se rapproche alors de préoccupations charitables. Il n'est pas cer-
tain qu'on ait jamais aidé véritablement qui que soit par la charité (qui consiste à accomplir des actes par
souci de moralité et non par désir réel et peut être très humiliant pour celui qui les reçoit). La misère
sexuelle -et affective- existe. On peut se demander toutefois si la possibilité de payer pour baiser très vite
en prenant un plaisir non partagé puisse être satisfaisante.
 Penser que oui revient à une forme de mépris. On pourrait faire le parallèle avec un type de discours face
à la culture: ceux qui séparent la culture dite d'élite, prétendument inaccessible à l'immense majorité, et
une culture de masse pour divertir le peuple et faite en fonction de ses possibilités. Penser de la sorte que
la "populace "est de tout façon incapable de se sensibiliser à l'art ou de le comprendre -et que par consé-
quence il faut une culture "à sa mesure"- est sans fondement et injurieux.
 Pourquoi ne pas se demander plutôt si ce n'est pas l'abondance de productions toutes faites qui a pour
fonction implicite d'abrutir ? C'est un peu la même chose en ce qui concerne le sexe: celui-ci n'est pas
perçu comme un rapport de consommation parce que les gens seraient incapables de saisir autre chose
dans l'érotisme, mais parce que la société leur inculque cette image-là ( par le biais de la publicité, des in-
dustries du sexe, de la mentalité dominante dissociant le sexe de l'érotisme, du schéma rigide que consti-
tue le mariage et qui incite à respecter sa femme et en baiser d'autres...).
 Soutenir les prostitué(e)s n'a pas obligatoirement pour corollaire la "défense" de la prostitution -de la
même manière que nous soutenons les travailleurs et dénonçons le travail. Quelle que puisse être la me-
sure de choix réel pour une partie des prostitué(e)s, et l'importance de relayer les combats de ces person-
nes contre les violences policières, les mesures gouvernementales qui vont à l'encontre de leurs inté-
rêts et le mépris, l'association du travail et du sexe est à considérer comme une entrave supplémen-
taire à l'émancipation.

Athalie

* Quelques textes importants cependant sur ce site, à propos des lois Sarkosy, du statut juridique
des prostitués et de l'attitude générale de la police à leur égard.

** Soyons clairs: c'est bien le rapport marchand qui me dérange, cela n'entraîne le jugement d'aucun
type de pratique sexuelle librement consenti.